ARNAUD DE PASQUALE I MARS 2023 I 🇲🇽 ENTRÉE AU MEXIQUE : AOÛT 2017
photos de Arnaud De Pasquale
« La publication de ces enregistrements est le fruit d’un voyage fait au Mexique en 2017.
Elle fait suite au premier volume dédié aux orgues siciliens de cette série autour des orgues du monde (Orgues de Sicile, Harmonia Mundi 2021). Ce voyage fut le point de départ de notre Tour du monde des orgues à l’œuvre désormais. »
Le Mexique est un pays, presque un petit continent à lui seul, qui m’attirait depuis longtemps. Sa culture, parfois énigmatique, imprégnée des éléments terrestres et célestes, semble provenir directement de la formation du monde. Ma curiosité était d’autant plus attisée par la présence d’orgues historiques construits depuis la « découverte » des Amériques par les Européens. Le Mexique fut en effet l’un des premiers territoires conquis par les Espagnols qui cherchèrent à christianiser ce nouveau monde. Musiciens et constructeurs d’orgues furent donc mis à l’épreuve pour faire adopter les nouvelles églises, souvent construites sur l’emplacement d’anciens temples, comme lieu de culte.
Dominique Ferran, avec qui j’ai commencé l’étude du clavecin, était parti enregistrer l’un des premiers orgues restaurés sur ces terres, celui du petit village de Tlacochahuaya. Je découvrai alors que l’État de Oaxaca était riche d’une multitude d’orgues dont certains étaient restaurés. Mais l’élément déclencheur de mon voyage fut une tournée de concerts avec l’ensemble Pygmalion, en 2013. Après plusieurs concerts dans le pays, je choisissais donc de prolonger le séjour d’une semaine pour me rendre dans la région de Oaxaca. Avec Raphaël Pichon, désireux de voir ce qui est considéré comme la plus traditionnelle fête de morts mexicaine, nous décidions de nous y rendre. Malgré les tentatives infructueuses pour entrer en contact avec l’association qui gère les projets autour des instruments de cette région, le hasard nous amenait à un concert de Francis Chapelet et Uriel Valladeau sur cet orgue de Tlacochahuaya. À la suite de ce concert, je rencontrais l’organiste du village, Soledad Hernandez. Le contact était établi. Je prenais rendez-vous pour jouer l’orgue dans la semaine. Malgré mon espagnol quasi inexistant, et une organiste qui ne répondait pas aux mails, nous réussissions à convaincre le sacristain de nous laisser jouer l’orgue. Nous trouvions un instrument éclatant, au son vif tout comme l’étaient les fresques de l’église.
Je rentre en France avec une seule idée en tête : repartir à Oaxaca organiser un petit collectage sonore de ces instruments. Je reprends assez vite contact avec les quelques rencontres faites lors de ce premier voyage. Comment accéder aux orgues, sur qui m’appuyer pour organiser ce deuxième voyage ? Les quelques pistes sur place ou en France se montrent peu encourageantes. Peu de réponses côté mexicain. Quant aux Français qui ont pu déjà travailler sur ces instruments, tous me disent qu’il sera presque impossible d’organiser quoi que ce soit au Mexique : « Le pays est globalement organisé autour de la corruption... »
Le projet dort… jusqu’à ce que Soledad, en charge de l’orgue de Tlacochahuaya, réponde à un mon dernier message, envoyé un an plus tôt ! Nous sommes alors en 2016. Elle me demande si je projette de venir au Mexique, me dit qu’elle organise des concerts sur les orgues de la région de Oaxaca et serait heureuse que je participe à la première édition de ce festival, « Oaxaca Barroca ». Je suis libre en août et septembre 2017, ce qui lui permet d’envisager des concerts sur de nombreux orgues. Je lui parle tout de suite de mon projet d’enregistrer plusieurs instruments en vue de les faire connaître au public. Il ne me reste plus qu’à trouver quelqu’un pour enregistrer. N’ayant pas de don particulier pour la recherche d’argent, et l’Alliance française au Mexique ne semblant pas disposée à m’aider, mon idée est de proposer à un ingénieur du son des vacances studieuses... : venir sur place, enregistrer ce qui est possible et profiter de ce temps pour découvrir un bout de Mexique ; une fois rentré, je trouverais bien un moyen de publier la bande ! Camille Frachet, voyageuse passionnée, semble tout indiquée. Elle accepte tout de suite le projet !
Je pars donc deux mois au Mexique, sans parler espagnol, avec une valise pleine de partitions. À mon arrivée, c’est l’immersion instantanée. Accueilli par Soledad et sa mère, je suis attendu au plein cœur de la ville ancienne de Oaxaca pour une conférence de presse et parler de ma venue en lien avec le Festival Oaxaca Barroca. Nous allons ensuite manger chez la grand-mère de Soledad, qui ne parle que zapotèque. Trois générations s’activent en cuisine, la doyenne de la famille presse les tortillas. Je me régale. Puis l’on m’installe dans une maison où je passerai la plus grande partie de mon séjour. Une visite de l’orgue me permet de rencontrer les sacristains, gardiens de l’église. Je m’installe donc dans ce village de Tlacochahuaya, à 12 kilomètres de la ville de Oaxaca, où peu de choses semblent avoir changé depuis des années. Je rencontre petit à petit le village et sa communauté. Tous les matins à l’ouverture de l’église, je vais à l’orgue pour préparer le programme du premier concert du week-end.
Les orgues de la région sont donc des instruments de style espagnol. J’avais préparé des pièces de compositeurs ibériques des xvième et xviième siècles. L’imaginaire du voyage mêlé à l’imaginaire du son avaient envahi mon esprit, tentant de me replacer dans le contexte des musiciens et facteurs d’orgue du Mexique. Que jouait-on à Oaxaca en 1650 ? Qui étaient ces facteurs ? Où avaient-ils appris à construire ces orgues ?
Sont conservées en Amérique centrale les compositions d’auteurs d’origine espagnole dont les partitions ont voyagé, ou parce qu’ils étaient actifs sur le nouveau continent. Les recueils de polyphonie à peine édités en Europe se retrouvaient au Mexique et depuis le xvième étaient recopiés jusqu’au xixème ! Les musiciens autochtones, qui avaient rapidement intégré le style musical européen, ont laissé un important corpus d’œuvres vocales, relativement peu de musique pour orgue. N’ayant pu avoir accès à ces fonds, je me cantone à la musique européenne.
J’avais aussi emporté avec moi un peu de musique italienne, et flamande de la Renaissance. J’avais en tête les échanges entre l’Espagne de Charles Quint avec les Flandres, qu’on retrouve dans la musique et dans la fabrication des orgues. L’Espagne, dotée de nombreux instruments baroques, ne conserve que très peu de traces de ses orgues plus anciens. Il n’y a d’ailleurs aucun instrument original de la Renaissance.
Dans la région de Oaxaca, la facture d’orgue, tout comme la musique, a conservé des traditions héritées du xvième et perpétuées jusqu’à la fin du xviiième. Il est passionnant de remarquer comment la population précolombienne a fait sienne la culture chrétienne, elle l’a aussi influencée. La période de la conquête espagnole a laissé place à un fusionnement entre culture européenne et culture mexicaine. Les musiciens mexicains auront influencé les musiciens ibériques. À Oaxaca, les décorations des orgues et des églises sont très clairement empruntées à la culture aztèque. Il s’est finalement trouvé que la musique du nord de l’Europe des années 1600 sonne d’une manière éclatante sur l’orgue de Tlacochahuaya, daté de 1730. Le manuscrit de Susan van Soldt date de 1599. Il contient des pièces pour le clavier anonymes dont beaucoup circulaient dans toute l’Europe à la fin du xvième. Dans ma valise, j’ai aussi un recueil de pièces anonymes napolitaines du xviième dans le même esprit, composé essentiellement de danses et de chansons ornées. Les pièces de ce manuscrit étaient probablement jouées depuis longtemps et notées à cette époque. Elles conviennent tout à fait au petit orgue sur lequel je travaille tous les jours. Je suis étonné des couleurs vives et explosives, des saveurs parfois acides mais toujours franches que dégage le son de cet orgue.
À partir de ce moment, mon programme s’affine et les concerts commencent à s’enchaîner. C’est aussi l’occasion de voir d’autres orgues de la région et de préparer la venue de Camille. À Tlacochahuaya, la possibilité d’enregistrer semble se confirmer, grâce au soutien de Soledad, et après un accord avec le sacristain principal de partager les enregistrements. Ailleurs, cela s’avère plus compliqué. Presque partout, la clef de l’orgue est gardée par une personne très désireuse de ne pas abîmer les instruments, tellement qu’elle laisse peu de personne y accéder…
Parmi les lieux où sont prévus les concerts se trouve l’orgue du Templo de Yanhuitlan, le plus ancien en état de marche dans l’État de Oaxaca. Ce monument gigantesque, composé d’une église aux dimensions impressionnantes et d’un ancien couvent, est géré par un organisme d’état (l’INHA). La demande écrite par Soledad pour pouvoir poser des micros restée sans réponse, nous devons donc laisser le matériel à l’entrée du monument.
L’orgue de Tlaxiaco est situé dans la Mixteca, région qui a gardé une grande part de sa culture ancestrale. L’artisanat et l’agriculture sont les principales sources de revenus de ses habitants. Quelle joie de voir un tel marché, l’un des plus grands de la région. Plusieurs concerts sont organisés sur cet orgue du début du xixème, pourtant l’accès pour enregistrer nous est finalement refusé. À Zautla, petit orgue de 4 pieds, le maire semble content de nous accueillir, mais après notre première visite, la porte nous est de nouveau fermée.
Enfin, à Tlacolula où est aussi prévu un concert, la femme du maire nous reçoit. Elle semble très intéressée, charmée par l’idée de faire connaître l’orgue de la communauté (comme en France, les orgues au Mexique appartiennent, sauf exception, aux municipalités). Sa condition est que je joue l’hymne de Oaxaca, Dios Nunca Muere, à l’occasion du concert. Je fais donc une transcription pour l’orgue. Il nous faudra bien de la ténacité pour affronter là encore les velléités de fermer les portes, mais, grâce à l’appui de la Commune, nous réussissons à braver les nombreuses tentatives de nous en empêcher. Pourtant malgré ces déceptions, je reçois partout un magnifique accueil ! Les gens sur place sont toujours heureux d’écouter leur orgue. Partout il y a une fête, un bon repas organisés pour l’occasion.
Parallèlement à cette recherche d’autorisations, je continue à jouer l’orgue de Tlacochahuaya. Tous les matins, je prends un repas bien copieux chez doña Carmen, face à l’église (elle est étonnée de voir à quel point je mange du piment), ou je me rends au petit marché pour manger un tamale accompagné d’un atole, ou certain jour le tejate. Puis à 10 h, je retrouve les deux sacristains. Composée de douze personnes, l’équipe de sacristains, choisie parmi les hommes du village tous les trois ans, s’occupe d’entretenir, réparer, ouvrir et garder l’église. Deux d’entre eux sont présents lorsqu’elle est ouverte. Autant dire qu’ils commencent à connaître mon programme par cœur ! Lors de pauses, je vais trouver un peu de réseau internet à l’atelier de Gabriela Morac, une jeune artiste du village. Et j’apprends peu à peu l’espagnol. Je pense que celui que je comprends le mieux au village est l’orgue que je commence à bien connaître. À l’arrivée de Camille, tout semble prêt pour enregistrer les orgues de Tlacochahuya et de Tlacolula.
À Tlacochahuya, nous commencons à installer le matériel lorsqu’un sacristain vient nous demander ce que nous faisons. « Nous installons les micros pour l’enregistrement... » « Il n’est pas au courant… certes, nous avions convenu de cet enregistrement avec Soledad et le sacristain principal, el Señor Daniel, mais… les douze sacristains doivent aussi donner leur accord ! » Camille, qui parle bien mieux que moi l’espagnol, réussit à négocier que nous puissions poser les micros pour faire la balance. Nous n’avons pas l’autorisation de « mettre en boîte » mais nous pouvons faire le son. Et nous en profitons pour faire toute une journée de balance ! Après quoi les sacristains décident que nous pouvons enregistrer mais qu’il nous faudra aller au prochain conseil municipal signer un contrat avec la communauté. Entre les pluies diluviennes, le gecko dont le chant était visiblement stimulé par le son de l’orgue et quelques autres péripéties, nous enregistrons l’orgue !
À Tlacolula, nous devons toujours être accompagnés de quelqu’un à la tribune. Le père du jeune organiste de la ville, Jose, s’était proposé. À la fin de la balance, le curé nous apprend qu’il ferme l’église. Nous pensions avoir la nuit, mais il faut quitter les lieux. Le lendemain, si la journée permet de régler le quiproquo avec le curé, grâce à l’aide du maire et de sa femme, la nuit n’en est pas calme pour autant. Peu avant minuit, un puissant tremblement de terre vient faire balancer micros sur leurs pieds, tuyaux dans l’orgue, onduler le sol de la tribune sous nos pieds. L’église entière semblait être une vague géante. Le père de Jose nous entraîne dans le passage creusé servant de porte d’accès à la tribune et nous permet d’échapper à quelques morceaux de plafond et aux poids de l’horloge... Nous nous remettons de nos émotions avec un peu de Mezcal apporté par le maire et une partie de l’équipe municipale. Tout va bien et nous enregistrons jusqu’au petit matin.
Arnaud De Pasquale
OKT003 - 1 CD
MANUSCRIT SUSANNE VAN SOLDT
MANUSCRIT ARCHIVE DORIA PAMPHILJ
ARNAUD DE PASQUALE